mercredi 3 août 2011

Cordwainer Smith, "Non, non, pas Rogov !" [nouvelle]

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Titre original : "No, No, Not Rogov!"
Série : Les Seigneurs de l’Instrumentalité (The Rediscovery of Man)
Auteur : Cordwainer Smith (1913-1966) [États-Unis]
Traduction : Simone Hilling
Première parution  : anglais : If, février 1959 ; français : Pocket, 1987.
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En résumé
"La forme dorée sur les marches d’or tremblait et voltigeait comme un oiseau devenu fou – comme un oiseau doué d’un intellect et d’une âme, et pourtant poussé à la folie par des extases et des terreurs au-delà de l’humaine compréhension – des extases incarnées momentanément dans la réalité par l’exécution d’un art superlatif."
Ainsi commence la première nouvelle de la saga dite des "Seigneurs de l’Instrumentalité" ; non pas la première par ordre de parution, mais la première si l’on se réfère, de manière fort logique, à la chronologie délibérément floue de l’univers de Cordwainer Smith, qui s’étale de 1942 après Jésus-Christ jusqu'à un lointain futur, plus de dix mille ans plus tard. C’est là un début poétique qui exprime à la perfection le plus fantastique des nombreux talents de ce conteur hors pair : celui d’accrocher le lecteur dès le premier paragraphe, dès la première phrase, dès les premiers mots...

En détails

(Préambule) Dans un lointain futur (l’équivalent de l’an 13582 après J.-C.), l’humanité remporte le concours du Festival de Danse Inter-Mondes, grâce à l’interprétation magistrale d’une danse intitulée "La Gloire et l’Affirmation de l’Homme".

(Chapitres 1 et 2) En Union soviétique, en 1947, Staline initie dans le plus grand secret le Projet Téléscope et le confie à deux des meilleurs scientifiques russes du moment : Nikolai Rogov et son épouse Anastasia Fiodorovna Cherpas. Le projet est mené dans un village oublié et transformé en territoire militaire. Les deux chercheurs sont constamment entourés et espionnés par deux agents à la solde du régime : Gausgofer, une fanatique amoureuse de Rogov, et Gauck, un homme sans aucune passion.

(Chapitre 3) Le but du Projet Téléscope est de mettre en place une technologie dont les fonctions consistent 1) à recevoir et interpréter les pensées d’un cerveau humain [aspect récepteur] ; 2) à influencer, paralyser voire détruire les processus de pensées dudit cerveau [aspect émetteur]. Son fonctionnement : une aiguille chirurgicale est insérée méticuleusement au niveau d’un nerf (optique, auditif...) ou directement dans le crâne pour toucher le cerveau. En cas de réussite, l’URSS aurait un avantage considérable sur le Bloc occidental. Vers 1954, la petite équipe scientifique, travaillant sur l’aspect "émetteur", parvient à provoquer des hallucinations collectives et une vague de suicides dans le village voisin. Travaillant ensuite sur l’aspect "récepteur", Rogov et Cherpas obtiennent des résultats encourageant, comme la captation d’un dîner familial dans une ville voisine.

(Chapitre 4) Après avoir longtemps expérimenté la technique de l’aiguille dans le cerveau d’animaux puis sur des prisonniers, les deux scientifiques sont en mesure de capter des esprits situés à de très grandes distances. En mai de la mort d’Eristratov (?), ils décident de tester le récepteur sur leur propre cerveau. Rogov, l’inventeur du projet, teste la machine en premier. Il croyait traverser de grandes distances en esprit, mais son invention fonctionne trop bien : en plus de traverser l’espace, son cerveau traverse également le temps et se retrouve directement connecté avec ce que l’humanité a peut-être produit de plus puissant : l’interprétation magistrale d’une danseuse lors d’un concours de l’an 13582 après Jésus-Christ (décrite dans le préambule).

(Chapitre 5) Après cette expérience, le cerveau de Rogov, désorienté par tant de beauté, est à jamais perdu dans cet autre temps. L’affaire se répercute en haut lieu, entraînant l’arrivée sur le théâtre de l’expérience d’un ministre-délégué du nom de V. Karper et de sa "cour".

(Chapitre 6) Gausgofer, l’agent soviétique, tente de rejoindre Rogov en réitérant l’expérience de l’aiguille mais se tuera dans la tentative : transportée elle aussi en l’an 13582, elle devient folle, se lève d’un bond et se fait déchirer le cerveau par l’aiguille plantée dans son crâne. Pendant l’expérience, Cherpas, à l’écoute grâce à deux aiguilles plantées dans son nerf auditif, a compris où se trouvait son mari et que ce dernier ne reviendra jamais. Elle arrive à convaincre les autres que, sans Rogov, le Projet Téléscope est enterré. Elle sanglote à plusieurs reprises les mots : "Non, non, pas Rogov !".

(Épilogue) Retour à la danseuse, qui termine son spectacle et qui redevient une simple humaine, abandonnée à elle-même après tant d’effort, sous les applaudissements d’un millier de monde.

Commentaires

Cette courte nouvelle est une très jolie variante sur le thème du voyage dans le temps. Elle est également un moyen pour l'auteur d'avancer quelques réflexions assez subtiles sur le rôle de la science, sur le côté impalpable de la beauté artistique et sur le fonctionnement du cerveau...

1) Une histoire "en deux temps" : c'est la construction-même de l'histoire qui rend ce texte si attachant, si touchant. De prime abord, le lecteur ne comprend absolument pas ce que vient faire cette danseuse d'un lointain futur dans une nouvelle qui traite en grande partie de recherche militaire en URSS. En mettant en opposition, d'une part, un spectacle d'une beauté à couper le souffle qui dépasse la raison et, d'autre part, une équipe de scientifiques à l'esprit justement très carré et rationnel, l'auteur arrive à créer un choc émotionnel durable. À la fin de l'histoire, Rogov se rend compte à quel point son esprit pourtant supérieur, mathématique, plein d'ironie est vain face à une beauté fulgurante venue des étoiles. C'est un thème récurrent dans l'œuvre de Cordwainer Smith : la confrontation d'une humanité passionnée à la froide technologie, l'opposition art/science.

2) Aléas et débordements de la recherche scientifique : dans cette nouvelle, le voyage dans le temps est découvert par hasard par des scientifiques très doués mais qui ne comprennent pas toujours avec quoi ils "jouent". Dans ce cas-ci, les deux chercheurs soviétiques n'ont absolument pas pour mission de découvrir un quelconque moyen de voyager dans le futur. Leur objectif s'inscrit dans le cadre très prosaïque de la Guerre froide : il s'agit surtout de "gagner la bataille" contre les Occidentaux grâce à une technologie d'avant-garde. "Non, non, pas Rogov !" constitue dès lors une merveilleuse démonstration du côté parfois aléatoire de la recherche scientifique (de nombreuses découvertes fondamentales ont été le fruit du hasard le plus complet) ainsi que son côté non circonscrit : en jouant avec des outils qui les dépassent largement, les scientifiques se brûlent parfois les doigts.

3) Un déplacement temporel cérébral : il n'est pas ici question de déplacement physique dans le temps ni dans l'espace, seulement d'un déplacement de l'esprit. Physiquement, le sujet de l'expérience est là ; mentalement, il se trouve autre part. Dans le cas de Rogov, il est apparemment piégé dans cet "autre part" à jamais (l'équivalent d'un très mauvais trip). Cette thématique est à rapprocher du roman La Maison sur le rivage (The House on the Strand, 1969), de Daphne du Maurier, dans lequel le narrateur expérimente une drogue qui lui donne la possibilité de remonter le temps mentalement, et plus particulièrement de suivre, en spectateur, les pérégrinations d'un couple du XIVe siècle, avec certains dangers. La nouvelle rappelle aussi – ou, plus exactement, précède –, mais de manière plus lointaine, La Jetée (1962), fantastique moyen métrage de Chris Marker qui a donné lieu des années plus tard à L'Armée des douze singes, plus long et moins bon. Dans ce "film", le protagoniste se déplace réellement physiquement dans le temps, mais la place donnée aux souvenirs, l'utilisation du cerveau ainsi que la poésie et l'humanité de l'ensemble permettent un certain rapprochement avec la nouvelle de Cordwainer Smith.

lundi 1 août 2011

Cordwainer Smith (1913-1966)

Demandez à l’anti-fan de science-fiction ce qu’il déteste dans ce genre littéraire et les réponses ne se feront pas attendre : le rationalisme forcené ; le manque d’humanité ; la médiocrité du style ; le dictat de la technologie au détriment des trajectoires individuelles... Pour balayer tous ces préjugés d’un seul coup, nul besoin de conseiller une bibliothèque entière : une seule œuvre suffira, celle des "Seigneurs de l’Instrumentalité" de Cordwainer Smith. À peine une trentaine de nouvelles et un seul roman d’une poésie à couper le souffle ; une fresque unique dans laquelle l’humanité, à travers les millénaires, après victoires et défaites, destructions et reconstructions, finit par domestiquer les étoiles.

Biographie sommaire

Rien ne prédestinait le docteur Paul Myron Anthony Linebarger, alias Cordwainer Smith (littéralement le "cordonnier forgeron" [sic]), à écrire de la science-fiction. Son père, diplomate américain en poste en Chine puis au Japon, est un ami et un des soutiens financiers du révolutionnaire chinois Sun Yat-Sen (qui sera d'ailleurs le parrain de Linebarger/Smith). 

Né à Milwaukee dans le Wisconsin le 11 juillet 1913 (son père voulait qu'il naisse sur le territoire des États-Unis afin qu'il puisse être éligible à... la présidence, rien de moins !), Linerbarger/Smith, dès son enfance, voyagera énormément, notamment en France et en Allemagne, où il fera une partie de ses études. De ses pérégrinations cosmopolites, il acquerra une facilité assez déconcertante pour les langues. Il en parle au moins six couramment, dont l'anglais (évidemment), le chinois, le français, l'allemand... Durant ses études, il possède également toutes les caractéristiques du génie. À 18 ans, il débute des études en sciences politiques dans une série d'universités américaines. Sa thèse de doctorat portera sur Sun Yat-Sen (tiens donc).

Il est officier durant la Seconde Guerre mondiale et travaille pour le Service des renseignements, dans le domaine de la guerre psychologique. En 1948, il publiera d'ailleurs un livre qui restera longtemps un des classiques en la matière : Psychological Warfare. Pour Linebarger/Smith, la guerre psychologique n'est pas un mal mais plutôt un moyen de limiter les morts durant une guerre, par l'utilisation de la propagande. 

En parallèle, assez curieusement, dès la sortie de la guerre, Linebarger écrit de la science-fiction sous le pseudonyme de Cordwainer Smith. Sa première grande nouvelle du genre, Les Sondeurs vivent en vain, possède déjà tout du style unique de son auteur. Aucun rapport avec de la SF martiale. Au contraire, Linebarger écrit des histoires remplies d'humanité, où l'espoir est en lutte constante avec la souffrance, reflet de la vie d'un auteur à la santé fragile. Sa façon d'écrire rappelle les histoires chinoises et les contes de tradition orale dans lesquels l'important n'est pas la chute (souvent connue dès le départ) mais la façon de raconter, la forme...

Et quelle forme ! Le style de Cordwainer Smith est poétique, humain, rempli d'humour, de tristesse et de références. Qui d'autre que lui, dans le domaine de la science-fiction, aurait osé adapter Le bateau ivre de Rimbaud, utilisé pour décrire ce qu'a vu le premier voyageur traversant le fameux "Espace3" ? Ou bien les amours de Paul et Virginie (dans Boulevard Alpha Ralpha) ? Ou encore l'Histoire des Trois Royaumes, roman chinois datant du XIVe siècle (dans La ballade de C'Mell) ? Réponse : personne ! Et c'est ce qui fait de Cordwainer Smith un auteur unique, un auteur moderne qui prend ses racines dans la tradition.

Le 6 août 1966, âgé de 53 ans seulement, Cordwainer Smith meurt d'une crise cardiaque à Baltimore. Il avait en tête de continuer sa série des Seigneurs de l'Instrumentalité, comprenant une nouvelle évolution du genre humain incarnée par les mystérieux "Seigneurs de l'Après-Midi", à peine esquissés. Dommage : ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers.

Une biographie beaucoup plus complète (en français) a été esquissée par Jacques Goimard dans son article "Cordwainer Smith et les éclats du futur (1913-1966)", dans J. Goimard, Critique de la science-fiction, Paris, Pocket, 2002, p. 234-279. En langue anglaise, la référence en matière de biographie "smithienne" reste John J. Pierce, auteur de quelques articles biographiques et d'anthologies...

Le cycle des Seigneurs de l'Instrumentalité

Les nouvelles :
- La Guerre n° 81-Q
- Mark Elf
- La Reine de l'après-midi
- Les sondeurs vivent en vain
- La Dame aux étoiles
- Le Jour de la pluie humaine
- Pensez bleu, comptez deux
- Le colonel revient du Grand Néant
- Le Jeu du rat et du dragon
- Le Cerveau brûlé
- La Planète de Gustible
- Lui-même en Anachron
- Le Crime et la Gloire du commandant Suzdal
- Le Vaisseau d'or
- La Dame défunte de la ville des Gueux
- Sous la vieille Terre
- Le Bateau ivre
- La Mère Hitton et ses Chatons
- Boulevard Alpha Ralpha
- La Ballade de C'mell
- La Planète Shayol
- Sur la planète aux gemmes
- Sur la planète des tempêtes
- Sur la planète des sables
- Une étoile pour trois
- Jusqu'à une mer sans Soleil

Le seul roman :
- Norstralie